Tableau de Jonathan Barry Aslan's return 2006
Cher(e)s copinautes je vous propose de lire le texte que j'ai écrit pour la Petite Fabrique d'Ecriture
(Participation au jeu d'octobre "Rencontre")
http://azacamopol.over-blog.com/article-jeu-du-mois-d-octobre-2012-110741084.html
J’étais au départ l’auteure qui avait souhaité ajouter à son palmarès une séance de dédicace dans une grande librairie renommée du centre-ville de Limoges ; je croyais avoir frappé à la bonne porte pour attraper des crampes au poignet à signer des autographes à qui mieux-mieux, sur des dizaines d’exemplaires de mon roman. Bien loin de tout ça ! J’avais tout faux et je barbotais dans le bonheur ! J’étais dans les courants d’air, larguée entre deux portes coulissantes qui s’ouvraient et se fermaient au rythme endiablé des allées-venues d’une clientèle indifférente à ma présence, et mon bel enthousiasme était retombé comme un soufflé au fromage trop cuit. J’imaginais le dôme doré dans la cassolette de grès, qui s’affaissait lentement et attisait déjà ma faim de lionne. Je savais que je n’avais aucune illusion à me faire, d’autant que personne ici, n’avait feuilleté une seule page de mon livre pour le mettre à l’honneur. Tout comme j’étais certaine d’une chose : le samedi suivant, la libraire BCBG ne manquerait pas de déplier le tapis rouge devant les pieds d’une célèbre écrivaine qui allait, elle, faire du chiffre… Moyennant quoi, j’en étais réduite à quémander un café ; pourtant, il aurait été bien sympathique de me l’offrir d’office. Je broyais un peu du noir mais ce n’était pas parce que j’étais considérée comme une scribouillarde de quarante-troisième ordre, qu’il fallait me laisser abattre ! Je n’avais pas à me plaindre, j’avais de quoi m’occuper l’esprit. Il y avait une ribambelle de livres sur les étagères qui me permettraient de m’évader à titre gracieux. Mes yeux, attirés comme des aimants, se posèrent sur « Le Lion » de Joseph Kessel, ce livre paru l’année de ma naissance et qui avait tant marqué mes douze ans. Je saisis précautionneusement le livre tel un objet rare et précieux… Les années avaient passé mais je me replongeai avec le même émerveillement dans ce parc royal du Kenya où les animaux vivaient en liberté et dans une totale sécurité. Dans un rêve éveillé, je me glissai entre les pages du chef-d’œuvre de Joseph Kessel pour y rencontrer Patricia, petite fille de dix ans et King, le lion qu’elle avait recueilli et élevé :
… En ces quelques instants, l’aube tropicale… avait fait place à l’aurore… Tout brillait, étincelait, scintillait… Les neiges du Kilimandjaro traversées de flèches vermeilles… J’entendis Patricia m’appeler… Un seul arbre s’élevait… Dans son ombre, un lion était couché sur le flanc. Un lion dans toute la force terrible de l’espèce et dans sa robe superbe. Le flot de la crinière se répandait sur le mufle allongé contre le sol. Et entre les pattes de devant, qui jouaient à sortir et à rentrer leurs griffes, je vis Patricia. Son dos était serré contre le poitrail du grand fauve. Son cou se trouvait à portée de la gueule entrouverte. Une de ses mains fourrageait dans la monstrueuse toison. « King le bien nommé. King le Roi. » Telle fut ma première pensée… Le lion releva la tête et gronda. Il m’avait vue… Le grondement mourut peu à peu… « Faites un pas », me dit la voix insonore. J’obéis. Le lion demeurait immobile. Mais ses yeux, maintenant, ne me quittaient plus… Je venais de faire un pas de plus. A présent, si je tendais le bras, je touchais le lion. Il ne gronda plus cette fois, mais sa gueule s’ouvrit comme un piège étincelant et il se dressa à demi. « King ! cria Patricia. Stop, King ! »… Le lion tourna la tête vers la petite fille, battit des paupières et s’allongea tranquillement. « Votre main, vite », me dit Patricia. Ma paume se trouva posée sur le cou de King… Je continuai à caresser rudement la peau fauve… (Je sentis sous ma main les muscles énormes et noueux onduler)… Je vis dans le regard que le grand lion du Kilimandjaro tenait fixé sur moi, je vis passer des expressions… qui appartenaient à mon espèce que je pouvais nommer une à une : la curiosité, la bonhomie, la bienveillance, la générosité du puissant… Et que l’échange, la familiarité qui s’établissaient entre le grand lion et l’homme montraient qu’ils ne relevaient pas chacun d’un règne interdit à l’autre… Fascinée et seulement à demi conscience de mes gestes, je me penchai sur le mufle royal et, comme l’avait fait Patricia, j’effleurai du bout des ongles le triangle marron foncé qui séparait les grands yeux d’or. Un frisson léger courut dans la crinière de King. Ses pesantes babines frémirent, s’étirèrent… La gueule s’entrouvrit, les terribles crocs brillèrent doucement… Alors Patricia me raconta en détail, et avec une nostalgie singulière, comment elle avait soigné, fortifié, sauvé le bébé-lion… Elle voulait me convaincre… que, dans la plénitude de sa force et de sa magnificence, King lui appartenait tout autant qu’à l’âge où, lionceau abandonné, il ne respirait que par ses soins… La petite fille, soudain, plia les genoux, sauta aussi haut qu’elle put et se laissa retomber, les pieds réunis, et d’un élan qui redoublait la violence de sa chute, sur le flan du lion… Puis, elle martela le ventre à coups de poing, à coups de tête… La patte formidable, au lieu de s’abattre sur Patricia et de la mettre en pièces s’approcha d’elle tout doucement, les griffes rentrées, cueillit la petite fille et la coucha par terre avec gentillesse… Patricia chargea de nouveau et King riposta… Il ne se contenta plus d’envelopper de sa patte la taille de Patricia et de la déposer sur le sol. Il la renvoya comme une balle. Chacun de ses coups était un miracle d’élasticité, de mesure et de délicatesse. Il se servait du bout de sa patte ainsi que d’une raquette veloutée et frappait juste assez fort pour faire voler, sans lui infliger la moindre meurtrissure, un corps de petite fille… « Vous pensez que ce lion voudrait me faire mal ?... demanda encore la petite fille… Vous avez tort, dit-elle. Si je le désire, King vous mettra en morceaux tout de suite. On essaie ? »… King se dressa d’une seule ondulation musculaire. Je ne l’avais pas encore vu debout. Il me parut colossal. Sa crinière était droite et dure. Sa queue lui battait les flancs avec fureur. Ses yeux n’étaient plus d’or, mais d’un jaune glacé. Ses épaules se ramassèrent. Il allait… « Non, King, non », dit Patricia. Elle posa une main sur les narines dilatées par la colère et claqua de la langue plusieurs fois, avec douceur. King retint son élan… « Il vaut mieux vous en aller », reprit gaiement Patricia… Patricia m’expliqua le chemin du retour… Elle sauta sur le dos de King. Je n’existai plus pour eux…
J’avais quitté la savane africaine… J’étais à nouveau devant ma table de fortune littéraire, « Le Lion » de Joseph Kessel refermé, dans les murs de cette librairie inhospitalière de Limoges qui n’avait pas su m’accueillir chaleureusement, d’où je m’étais échappée quelques instants. J’avais la tête embrumée mais je savais que grâce au Lion de Patricia, je tenais l’histoire de mon prochain roman. Je voulais effacer la fin tragique du Lion de Joseph Kessel, sécher les larmes de cette étonnante petite fille à la salopette grise, aux cheveux noirs, au visage rond et hâlé, aux grands yeux bruns et immortaliser son King à tout jamais.
Je lui fis une promesse :
« Ne pleure plus, Patricia. Je reviendrai ! »
© Béa Kimcat RIOT
Source : Le Lion de Joseph Kessel
http://kimcat1b58.over-blog.com/article-14896817.html